Chapitre 5

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— Michaël… Michaël ? Votre altesse…

Autour du corps du jeune prince céleste, les vertus-chirurgiens tissaient à toute vitesse. Leurs tuniques de latex et de plastique rouge étaient maculées de sang doré.

— Passez-moi le tube aspirant, fit le chirurgien en chef. Vite !

La succion de l'instrument résonna dans la petite pièce. Les machines de cristal continuèrent de biper à tout rompre. Puis soudain…

Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip

— Asystolie !

— Par EL et les sept...

Vilanel, toujours enveloppé de rouge, faisait les cents pas. Puis, alors que les médecins luttaient pour sauver Michaël, el s'immobilisa. Une fureur sans nom monta dans ses yeux noirs. 

— J'ai lu, dit el. 

El s'approcha de Michaël, se perchant au-dessus d'el. Les chirurgiens maintinrent la poitrine du jeune prince ouverte alors que la domination plongeait sa main à l'intérieur. Les vertus sursautèrent alors que Vilanel sortait une petite lame noire d'entre ses cœurs. 

— Maudit séraphin...

Le chirurgien, outré par le risque prit par Vilanel, ouvrit la bouche pour protester. Puis el la referma. La domination n'avait plus de patience, même envers ce respectable médecin. 

Comment avait-el pu ne pas voir, anticiper cette chose ? Cet acte évident et impie ? Il s'en était fallu de quelques secondes pour que tout s'écroule. 

Vilanel respira doucement, se concentra sur el-même et calma son esprit. Dans sa main, la petite lame noire brilla et coula. Sur la table d'opération, Michaël se réveilla en toussant. Son sang doré gicla de son torse. 

— Oh par EL, soupira Vilanel en s'appuyant sur le coin d'un meuble. 

Les chirurgiens s'empressèrent de rendormir Michaël le temps qu'els ferment son torse béant. Quand le jeune prince se réveilla, el se trouva seul face à Vilanel. 

— Peux-tu te lever ? As-tu mal ?

Michaël se redressa, encore dans les vapes. El toucha sa poitrine, déjà redevenue intacte. 

— J'ai trouvé ça entre tes cœurs, révéla Vilanel. 

La domination montra la petite lame noire, semi-liquide, mais terriblement tranchante. El la manipula délicatement pour ne pas se couper. 

— Burrhus, croassa Michaël en voyant l’objet. El m'a poignardé…

— El t'a laissé un joli souvenir. Une lame annihilatrice. 

— Une quoi ?

— Une lame qui annihile tout ce qu'elle tranche, corps et âme. Un bel héritage du Psychopompe el-même. 

Le Psychopompe, père des chérubins, avait été le primordieu chargé d'éliminer les créations imparfaites. El appliquait son jugement impartial avec sa lame, Laevatein, l'annihilatrice. Cependant, Michaël, comme tous les élohim, n'avait jamais envisagé que cette arme, ou un de ses fragments, pouvait encore exister, et se retourner contre les élohim eux-mêmes. 

— Cette chose était un piège planté entre tes cœurs, expliqua Vilanel. Elle était censée te tuer maintenant plutôt que lors de ta pénitence. Burrhus aurait sûrement été suspecté si tu étais mort pendant ton séjour à la cathédrale. Mais ce maudit séraphin ne s'attendait pas à ce que tu finisses avec nous plutôt qu'auprès de Raphaël, en route vers Malkouth.

Michaël soupira doucement. Ennead était une chorale de vertu qui comptait dans ses rangs des dizaines d'excellents médecins. Burrhus avait-el vraiment espéré réussir son coup ? 

— Ne me fait pas ce regard ! s'exclama soudain Vilanel.

— Hein ? souffla Michaël. 

— Tes yeux sont vides, ta voix étouffée. Tu as perdu toute ta volonté.

— Mais je viens de me réveiller d'une tentative de meurtre…

— Nous n'avons pas le temps pour ça. Tu dois quitter Hod dès maintenant.

Michaël lutta pour respirer correctement. Vilanel avait-el peur ? Voilà qui était rassurant. La domination sortit alors par un miroir, tendit la main. Michaël se leva, l'attrapa et plongea avec el dans le Reflet, ou peut-être hors du Reflet ? El n'en avait aucune idée.

Ce n'est qu'en sortant du vaisseau de bronze que Michaël vit qu'els étaient encore dans la dimension mystérieuse. Avec Vilanel, el débarqua dans le grand célestoport de Kokab, dont les terminaux aux murs de marbre beige et aux plafonds de mercure liquide étaient entièrement vides. Des baies vitrées vertigineuses donnaient la vue sur le tarmac immense du célestoport, dominé par le ciel mauve de Hod. Depuis des ouvertures, le vent du désert circulait. Mais aucun éloha ne glissait dessus. Michaël eu le vertige tant el était habitué à voir sous el des milliards d'élohim transiter dans ces terminaux. Vilanel le conduisit finalement dans une pièce entièrement couverte de moquette beige-orangée. Des cabines s'étendaient le long d'un mur, et sur celui d'en face, des miroirs étaient posés au-dessus de vasques en cuivre. Un vestiaire ?

— Je te laisse là, dit el. Mon assistant Nana va prendre le relais. Suis-le sans faire de vagues, comprit ?

Michaël acquiesça. 

— Nous nous reverrons peu après ton arrivée à Guebourah. 

Vilanel toucha un des miroirs et d'un coup de menton, indiqua à Michaël de le traverser. Le jeune prince déglutit, ferma les yeux, puis se lança. 

Michaël émergea, de retour dans la réalité. Immédiatement, une forte odeur de parfum, fruité et acidulé, lui chatouilla les narines. El battit des paupières et vit alors une autre vertu, habillé du même uniforme clair qu'el avait. El se maquillait devant un des miroirs, utilisant un petit tube de métal pour appliquer une thaumaturgie de beauté sur ses paupières. La lumière qui émanait de ce petit objet les colorait de rouge. Michaël soupira.

— Te voilà ! sourit Nana en fermant son tube de maquillage. Je suis Nana comme tu sais ! Je suis le collaborateur de Vilanel… on va dire. 

— Enchanté, répondit Michaël, sans grande conviction.

Nana, les mains sur les hanches, étendit son sourire, si bien que ses yeux se plissèrent pour ne laisser paraître que deux étincelles malicieuses. Michaël l’observa, méfiant. El avait la peau bronzée et pailletée comme un éloha venu de Tiphéreth. Ses cheveux et ses ailes étaient d’une douce couleur châtain. Son halo était orange et cuivré. El ressemblait el aussi à une simple vertu de haute génération. Sa voix enfantine s’envola :

— Bienvenue bienvenue bienvenue, Mikiël, chantonna-t-el.

El brandit soudain son tube de maquillage comme un assassin brandit son couteau pour fondre sur le visage de Mikiël et le barbouiller de couleurs.

— Ce n’est pas parce qu’on part au front qu’on doit plus se faire joli n’est-ce pas ? Ah ! On me dit dans l’oreillette que la voie est libre ! Allons-y !

Avant que Michaël ne puisse poser la moindre question, Nana ouvrit grand la porte de l'endroit et entraîna le jeune prince déguisé dans un grand hall bondé d’élohim. Fini le silence du Reflet, la frénésie de Kokab était de retour. Michaël se crispa alors qu’un brouhaha assourdissant s’abattit sur el. Effrayé, el ne vit autour d’el qu’une foule infinie. De mauvais souvenirs lui revinrent. Michaël déploya ses ailes et tendit le cou. Nana lui permit d’observer les alentours, tout en l’avertissant de ne pas se faire remarquer. Prudemment, Michaël s’envola.

Au sol et dans les airs, des nuées de puissances en armures avançaient en rangs. Il y avait aussi des vertus et des principautés, dirigés par des commandants, souvent des dominations, qui aboyaient des ordres dans le brouhaha général. Le réseau EL bouillonnait de halos affolés, déterminés, pressés. Pas de traces des gilets rouges. À travers l'immense mur vitré, on pouvait voir les vaisseaux dans lesquels tous ces élohim allaient embarquer. Sur le tarmac, d’autres travailleurs emportaient dans de grands véhicules des montagnes d’équipements, de l’artillerie lumineuse, des armes bardées de bénédictions tissées dans leurs structures de métal. Partout, des nuées d’ophanim bourdonnaient, si denses qu’els passaient comme des nuages sous la lumière bien faible d’Ein Sof.

Les yeux perdus dans les hauteurs, Michaël reconnut enfin le célestoport militaire de Kokab tel qu'el avait l'habitude de le voir. El avait si souvent volé dans les hauteurs vertigineuses de ses immenses terminaux avec Raphaël, pour organiser leurs départs vers le front. Els avaient surveillé de tout là-haut les chorales d’élohim prêts à embarquer et les convois d’équipement qui sortaient sur le tarmac. La plupart des nobl’ailes qui partaient en guerre ne s’intéressaient pas à la triviale logistique des choses, qu’els déléguaient à leurs serviteurs. Mais Raphaël avait toujours voulu montrer à Michaël et à ses autres élèves comment des armées de millions d’élohim se montaient, se déplaçaient, se déployaient. L’organisation, le soutient et le secours était les trois piliers des métiers des vertus. Raphaël considérait qu’il était impossible de pratiquer ces métiers sans être présent à auprès des troupes. Du moins, hors des situations de combat, où el se montrait bien trop timoré au goût de Michaël. 

— Rhaa…

Michaël poussa un râle excédé lorsqu’el se surprit à chercher son mentor dans les hauteurs du terminal.

Il faut que j'arrête de penser à cet hypocrite.

Nana conduisit Michaël vers une baie d'amarrage immense. Une foule de vertus de hautes générations, toutes habillées du même uniforme beige, y patientaient avant de pouvoir embarquer dans le vaisseau-mère inter céleste qui les emmèneraient à Guebourah. Car tous les vaisseaux élohiens n'étaient pas en mesure de traverser les espaces infinis qui séparaient les royaumes des cieux. Ces voyages étaient réservés aux titans inter célestes, dotés d'un poste de navigation psychique aux ressorts que même l'esprit vif de Michaël n'avait jamais pu appréhender.

Aujourd'hui, la jeune vertu clandestine allait donc embarquer avec Nana sur le HOD Domitia. Le vaisseau colossal patientait comme un gros animal endormit, flottant dans le ciel. Perché dans l'atmosphère, il était tout blanc. 

— Combien serons-nous dans le vaisseau ? murmura Michaël.

— Presque huit cent mille vertus, répondit Nana. Un million de puissances…

— C’est peu…

— Oh ne commence pas à la ramener, pesta Nana sur le ton de l'humour. 

Dans la foule des vertus, beaucoup analysaient et critiquaient la situation. Els marchaient en groupe, chacun dans sa petite chorale. Tous ensemble, els formaientla chorale de vertus bien entraînées Sigma Phi, offert par Hod à Guebourah. Michaël n’osa pas socialiser avec ses nouveaux camarades et resta près de Nana. Ce dernier, rayonnant, décida de s'intégrer et se fit immédiatement des amis. El prétendit qu’el et Mikiël avaient appartenu à une ancienne chorale décimée par les ténèbres. El ria :

— J'aurais dû monter au Berceau une trentaine de fois au moins, j’en suis sûr, je le sens. Qui a un plus gros score ici mmh ? 

Les vertus ricanèrent, un peu gênées, mais amusées tout de même par cet humour noir. 

— S’il y a une chose qu’on fait mieux que les nobl’ailes c’est de mourir, répondit-une. 

— Ah oui et cette fois je vais voir du pays au moins, rajouta Nana. Il ne faut pas oublier de s’amuser.

— On aura le temps de s'amuser ? demanda une vertu.

— Oh oui !

— Comment tu sais ?

— J’ai de l’expérience ! s’exclama Nana en un sourire éblouissant.

Michaël resta silencieux. Après quelques minutes d'attente, une grande domination de huitième génération survola les centaines de milliers de vertus et annonça :

— Je suis Zinebiel, maître du HOD Domitia. Vous allez embarquer dans mon vaisseau. Préparez-vous. 

Michaël fut surpris de voir que le capitaine de ce vaisseau inter céleste était une domination. La plupart du temps, ces vaisseaux-mondes étaient bâtis et gouvernés par des archanges, comme tous les autres domaines où vivaient des élohim. Sans se poser de question, les troupes se mirent en rang tel qu'indiqué par Zinebiel et sa chorale de vertus et de puissances. Rapidement, els firent sortir les troupes sur le tarmac. Les élohim furent embarquées dans de larges navettes volantes sous la surveillance de puissances lourdement armées. Michaël rentra la tête dans ses épaules, aussi mal à l’aise qu’intimidé. El et Nana furent poussés dans des rangées de sièges très étroits, auxquels les puissances les attachèrent avec des sangles noires bien trop serrées.

— Oula je suis une vertu pas un gigot, râla Nana.

Michaël leva les yeux au ciel. Mais el non plus ne comprit pas pourquoi on les attachait si fermement. El eut une réalisation un instant plus tard, lorsque la navette démarra et se mit à trembler si fort que les vertus claquèrent des dents, leurs corps tout entiers vibrants douloureusement. L'épreuve imposée par ce décollage atroce testa la solidité physique et mentale des passagers, qui fermèrent les yeux et commencèrent à prier. Nana, qui observait en permanence ceux qui l’entouraient, imita les autres. Mais Michaël geignit :

— C’est qqq-uoi de bbb-ordel ?

— Bbah, chhut, comme d’haabbb, répondit Nana en tapant du pied. Hein ppp-as vrai ?

Non, ce n’était pas du tout comme d’habitude. Michaël ne comprit pas. Toutes les navettes dans lesquelles el était monté avec Raphaël ou Ennead pour rejoindre un vaisseau amiral avaient été parfaitement normales et confortables. Celle-ci tremblait si fort qu'elle semblait sur le point d’exploser en plein vol. En prenant de l’altitude, le vaisseau prit aussi de la vitesse et une pression atroce enfonça Michaël dans son siège en plastique. Sans fenêtre ou hublot, la vertu ne put savoir quand cet inconfort cesserait.

Ce ne fut qu’au bout de ce qui sembla des heures que le vaisseau se posa. La grande portière à l’arrière s’ouvrit dans un grand fracas et les vertus sortirent en trombe. Nana planta ses serres dans le bras de Michaël pour ne pas le perdre. Entraînés par la foule, els débarquèrent dans un hangar immense, si grand qu’on en voyait pas le bout. Le brouhaha angoissa Michaël autant que la cohue. Depuis les haut-parleurs, des instructions chantées par des principautés résonnaient. Michaël observa les hauteurs. El réalisa que le hangar était surmonté d'une baie vitrée, au travers de laquelle on voyait un ciel artificiel bleu azur, bien différent du ciel mauve de Hod. Des structures flottaient dans cet espace. Habitué, Michaël reconnu les six piliers qui soutenaient la structure interne des vaisseaux inter célestes. El reconnu aussi la sphère de métal située entre ces piliers, où travaillaient les chérubins navigateurs qui braveraient les épreuves psychiques de l'espace inter céleste, et les conduiraient ainsi sur la route du Pendu. 

Le nez en l'air, Michaël vit aussi de nombreuses dominations et vertus nobl’ailes, parmi qui el aurait pu être, si la bataille de Sicad n’avait pas tout changé.

— Concentre-toi, râla Nana. Tu es une vertu-militante du fier peupl’aile maintenant. Regarde tes camarades. Est-ce qu’els passent leur temps le nez en l’air comme ça ?

Michaël observa les milliers de vertus qui avançaient autour d’el. Toutes avaient le regard rivé droit devant, habitué, presque las. Michaël se connecta au réseau EL, où el était aussi incognito. El écouta les instructions chantées par les principautés.

“Sigma Phi, bienvenue à bord du HOD Domitia. Veuillez-vous diriger le numéro de porte qui vous a été attribué au débarquement.”

Guidés par des puissances, el et Nana suivirent leur chorale de vertus militantes. Toujours dans le hangar, ces dernières furent de nouveau embarquées dans un vaisseau de transport, plus confortable cette fois. À l'intérieur, Michaël sentit ses cœurs accélérer. Dans l'espace exigu de l'habitacle, remplit d'élohim, el se sentit oppressé. Mais la jeune vertu s'efforça de reprendre le contrôle de ses émotions, invoquant les méthodes enseignées par son traitre de mentor. 

Au sortir du hangar, c'est finalement l'environnement que la navette traversa qui tira Michaël de son anxiété. Le véhicule vola au-dessus d'une route bondée. Tout le long de cette dernière, des larges bâtiments et de hautes tours s'élevaient, bordées de jardins et de longs bassins rectangulaires, qui contenaient de l'eau, du lait et du miel d'ichor sucré. Les élohim poussèrent des cris joyeux en voyant la beauté de cette ville, faite de marbre et de granit beige. Même Michaël s'émerveilla. Cette ville était bel et bien à l'intérieur du Domitia, vaisseau-monde qui allait transporter des millions d'élohim. À de telles échelles, les archanges bâtisseurs n'avaient pas eu le choix que d'offrir un espace immense aux passagers, qui pouvaient largement s'y dégourdir les ailes. Le Domitia était grand, presque neuf cents kilomètres de long pour trois cents de large. Mais Michaël avait déjà vu passer des vaisseaux bien plus grands, si grands qu'ils rivalisaient avec les capitales élohiennes. 

En étendant son cou, Michaël distingua à nouveau les six piliers de soutien, dont la démesure dominait la ville. Les structures grouillaient d'élohim, visibles par leurs halos innombrables. Le réseau EL était saturé d'activité, de messages télépathiques, d'images partagées. Cette intensité d'informations lumineuse submergea Michaël, qui d'habitude, était perché bien loin au-dessus du peuple, avec les nobl'ailes. 

Au bout d'une heure de trajet, la navette déposa Sigma Phi devant un large bâtiment, le nid 666. En découvrant d’endroit, Michaël eut du mal à cacher sa surprise. Autour d’un séjour central, plongé dans un puits de lumière, se trouvaient des centaines d'œufs-capsules de repos, réparties du sol au plafond. Ici, les troupes pourraient récupérer un peu avant d’être jetées sur le front, où els affronteraient les démons tout droits sortis de l’Abysse.

Malgré l’avertissement de Nana, Michaël continua d’observer intensément son environnement. El n’avait jamais réalisé comment les troupes étaient ainsi transportées, dans des cabines collectives surchargées, dénuées de tout agréments. Seul un gros cristal ornait le centre du séjour, grâce auquel les vertus pourraient se connecter au réseau et regarder par exemple la cristalvision. Els ne s’en privèrent pas. Immédiatement, els se réunirent tous pour regarder la dernière série à la mode. Il s’agissait d’un récit très romancé sur les aventures des Grands Anciens, héros de la Première Brisure. Michaël se joignit aux spectateurs. Son esprit pu enfin s'échapper. 

Les Grands Anciens étaient nés il y a douze mille ans. Els étaient les enfants des primordieux, engendrés par ces derniers pour servir le Grand Dessein : reconstruire Adam Kadmon et réunir l’âme dispersée d’EL. La série racontait les plus grands combats de ces héros contre les ténèbres, ainsi que la fondation de leurs royaumes, de leurs dynasties. Là était le plus croustillant… Les dilemmes terribles auxquels els faisaient face, entre jeux de pouvoir, rivalités et bien sûr, affaires de cœur. En regardant cette série, Michaël avait bien souvent levé les yeux au ciel. Mais jamais el n’avait pu rater un seul épisode, du moins, jusqu’au drame qu’el venait de vivre. Ainsi, la jeune vertu découvrait peu à peu ce qu’el avait manqué (et tant pis pour les spoilers). Les Grands Anciens ne s’ennuyaient pas. 

Les anges Aradim et Padmilia, parmi les premiers enfants du Grand Architecte, se battaient sans relâche pour repousser les démons de l’Abysse. À l’époque, ces derniers descendaient directement sur le Royaume de Tiphéreth et dévoraient les âmes qui remontaient vers Guebourah. Zeir Anpin, le plus grand des partzuf, n’était pas encore là pour protéger le royaume. Dépourvus de vertus, qui n'existaient pas encore non plus, les élohim mourraient bien vite et les troupes de puissances venaient à manquer. Pour pallier, Padmilia avait décidé de former des chorales d’anges-combattants pour venir en renfort et sauver les âmes. Avec eux, el s’était jeté dans la bataille à corps perdu, sans le dire à Aradim, pour qu’el ne l’empêche pas de mener cet assaut si risqué. Après la bataille, Aradim, finalement informé, venait de retrouver Padmilia presque mort, sous les décombres d’une cathédrale. En voyant cette scène, Michaël sentit un malaise grandir dans sa poitrine.

— Au moins, Aradim ne punit pas son frère pour son acte de bravoure, murmura-t-el.

Nana ria. El était plus intéressé par un autre personnage. À Guebourah, la domination Sanguinius, fils de l’Oracle-Entre-Les-Étoiles, explorait quant à lui des rituels ésotériques pour tenter de réparer le Pilier du Jugement, qui menaçait d’un instant à l’autre de s’écrouler sous des assauts démoniaques. Fabriqué par les élohim, ce pilier devait soutenir les royaumes de Hod, Guebourah, et Binah, reconstruits après la Première Brisure. Un second effondrement marquerait la fin certaine des élohim.

Pour éviter cela, Sanguinius explorait les savoirs ésotériques gardés par les puissances, tout en lisant entre les étoiles pour tenter d'anticiper le futur. El découvrait leurs thaumaturgies de force et de solidité et les utilisait à la lumière de ses visions prophétiques, souvent à peine déchiffrables. Son travail était aussi aliénant qu'épuisant. Auprès de lui, personne ne parvenait à apaiser son esprit suffisamment pour qu’el puisse consigner ses trouvailles, avant de repartir dans ses visions, ou plutôt, sa “lecture entre les étoiles”. Ses sbires, confus et affolés, tentaient des rituels et des travaux vains, absurdes, vides de sens. Le Pilier du Jugement était sur le point de tomber et Sanguinius était dépassé. 

— Oh combien de fois j’en ai vu des comme ça, murmura Nana, qui avait de toute évidence l’habitude de servir des dominations. On confie notre avenir à des génies fous et calculateurs dépassés par leurs propres esprits. Au moins maintenant j’suis là quand ça part en cacahuète.

Michaël fit une moue intriguée. El n’avait jamais vu une domination perdre ainsi pied, notamment chez Ennead. Constantiel, bien qu'un peu bizarre parfois, avait été la définition même du self-control. Michaël se souvint aussi du rituel du Sang d’Adam, du regard fou de Vilanel. Avec l’aide de ses vertus, la domination avait gardé le contrôle d’el-même, accomplit un rituel clair et bien exécuté (quoique vraiment glauque). À voir la tête de Nana en observant Sanguinius, maîtriser l'esprit divinateur des dominations n’était pas toujours simple. 

Alors que Aradim, Padmilia et Sanguinius luttaient, le pâle Inanna, ange de Yesod, fils du Grand Architecte lui aussi, lévitait au-dessus d’une planète verdoyante. À ses côtés, Lunalia, fils du Psychopompe, tenait un petit œuf au creux de sa main. Pendant qu’Inanna surveillait les âmes qui vivaient sur la planète, Lunalia y déposait ses œufs, desquels émergeaient de nouvelles créatures. Chacune à leur manière, el naissaient, se reproduisaient, mourraient, délivrant au final leurs fragments de l’âme d’EL qui graviraient tant bien que mal les dix royaumes des cieux pour rejoindre leur source primordiale, leur destination finale. Cet œuvre dura des siècles, des millénaires, des éons.

— T’as noté ? demanda un jour Lunalia.

Inanna le regarda de ses iris cristallins, hébété.

— Noté quoi ?

— Noté lesquels de mes… des créations d’EL s’en sortent le mieux ?

Inanna remit son attention sur la planète.

— Je pensais pas qu’il fallait noter. Moi je retiens tout dans ma tête et après j’explique à mes chorales via le réseau.

Lunalia se prit la tête entre les mains.

— Quoi ? protesta Inanna.

— Faut noter sinon je sais pas ce qui marche le mieux ! Faut que je donne cette info à mes chorales aussi !

— Pourquoi t’as pas noté toi si t’as besoin de ça ?

— J’ai pas le temps ! Il faut que je produise des créatures fissa sinon EL sera reconstruit trop tard !

— Moi non plus j’ai pas le temps ! Faut que je surveille les créatures pour qu’el développent bien le fragment…

Les vertus, spectateurs de la scène, rirent face à cette dispute historique.

Malgré leurs situations malheureuses, les Grands Anciens n’étaient pas ceux que le public présent attendait le plus. Ce n’est seulement qu’à l’apparition de Sandalphon que les vertus se turent, soudain captivés par la cristalvision. Car l’épisode en cours racontait un moment essentiel de la vie de Sandalphon, fils du Porteur de Lumière, lorsqu’el avait décidé de créer son propre chœur élohien, celui des vertus. Premières intéressées, els ne firent pas un bruit alors que le récit se déroulait. Dans les épisodes précédents, els avaient vu Sandalphon défier ses frères séraphins et les scientifiques chérubins pour qu’els l’aident à créer une nouvelle graine à partir de celle du Porteur de Lumière. Els étaient réticents, car la création des élohim était le domaine sacré des primordieux. Dans le nid de Sandalphon, les choses étaient en plus tendues. Sémélé, sa sublime épouse, tenait absolument à porter cette nouvelle graine dans son ventre. Mais Sandalphon rechignait à impliquer son épouse principale dans une expérience qui pourrait s’avérer dangereuse, préférant discrètement impliquer une de ses épouses secondaires. Sémélé voulait-elle prendre ce risque par amour pour son éloha ? Ou bien pour assurer de ne pas perdre son statut d’épouse principale du grand ancien ?

— Alala, tant de drame, soupira Michaël, qui n’aimait pas ce genre de conflits familiaux.

Et pourtant, el fut servi. Dans cet épisode, Sandalphon finit par demander audience au Porteur de Lumière lui-même pour obtenir conseils et soutient. Michaël soupira. Malheureusement, le Porteur de Lumière n’était pas représenté à l’écran. En effet, il était interdit aux élohim d’incarner les primordieux, même pour du cinéma. Après de longues minutes où le suspense montait, l’entretient entre Sandalphon et son père fut occulté, mais le grand héros résuma son contenu à travers un long poème sublimement écrit. 

"Père,

C’est moi, Sandalphon, séraphin de ta graine de feu

Tu m’as créé pour servir EL

Pour reconstruire son corps

Pour reconstruire son âme"

— Oh wow, sublime en effet, ricana Michaël. Tellement bien écrit.

— Chut ! protestèrent les vertus.

L’acteur qui incarnait Sandalphon leva les yeux vers Ein Sof et déclama :

“Porteur de Lumière, tu as créé les séraphins, pour incarner la Miséricorde d’EL, distribuer ses bénédictions, porter sa voix et sa lumière

Psychopompe, tu as créé les chérubins, pour incarner le Jugement d’EL, étudier ses créations, forger ses incarnations

Eveil’Artisan, tu as créé les trônes, pour veiller sur la Création d’EL

Oracle-Entre-Les-Étoiles, tu as créé les dominations, pour déceler les plans d’EL

Ordre des Astres, tu as créé les puissances, pour défendre la Création d’EL et garder son histoire

Chanteur Merveille, tu as créé les principautés pour répandre la magnificence d’EL, son esprit créatif

Grand Architecte, tu as créé les anges pour recomposer l’âme d’EL”

"Mais, ô, Saints Primordiaux

Pères des serviteurs d’EL

Vous qui vivez loin au-dessus de nous, vos enfants

Pourquoi n’avez-vous pas créé des serviteurs aux serviteurs ?

Pour soigner les troupes meurtries d’Aradim et de Padmilia

Pour apaiser l’esprit génial de Sanguinius

Pour libérer l’attention d’Inanna et de Lunalia

O primordieux, nous sommes là pour sauver EL

Mais qui viendra sauver les élohim ?”

— Nous ! cria soudain Nana.

“Nous ! Les vertus ! Nous ! Les vertus ! Nous !” acclamèrent les vertus tout autour de Michaël.

Les vertus se mirent à applaudir la cristalvision. Els acclamèrent leur primogène sans retenue.

— Ah… soupira Nana alors que l’épisode s’achevait. C’est tellement dommage que tous ces héros soient morts lors de la Seconde Brisure mmh ? Els ont vaincu la première mais pas la seconde ! Comme s'est triste ! Morts, morts, morts !

Michaël se retourna vers Nana, un peu choqué.

— Els sont pas tous morts non ? Aradim et Padmilia sont dans le Palais d’Argent, Sandalphon est… en repos dans son œuf à Éden.

— Regarde comme leurs yeux brillent en voyant ces héros d’antan, chuchota Nana, interrompant Michaël pour désigner du menton les autres vertus. Si on avait de tels spécimens avec nous là maintenant, les choses seraient moins moroses mmh ?

— C’est vrai, murmura Michaël, les dents serrées. Eux au moins, c’étaient des vrais héros. Je veux être comme eux, c’est tout, pourquoi personne ne le comprend ?

Nana afficha un sourire carnassier.

— Moi je le comprends… On en aurait bien besoin.

En réfléchissant, Michaël eut bien du mal à citer un de ses contemporains dont la bravoure pourrait rivaliser celle des grands-anciens.

— Els sont comme moi, réalisa Michaël. Fils de primordieux, nobl’ailes parmi les nobl’ailes. Si je le veux, je peux devenir comme eux.

— Ou devenir eux, fit Nana, les yeux toujours brillants de malice. Et bien plus encore…

Les cœurs de Michaël s’emballèrent. Après une telle réalisation, el sentit un rush d’adrénaline dans ses mains, ses cœurs. Incapable de rester immobile, el se leva et se dirigea vers la sortie du nid. Là, la porte automatique refusa de s’ouvrir.

— Oh ! Tu crois aller où comme ça ? grogna Nana en courant après el.

— J’ai besoin de sortir, de me dégourdir les ailes.

— C’est pas le moment, décida Nana. Els gardent les couloirs vides pendant les premières heures de vol. Il est tard, les heures de sommeil approchent. Va te reposer.

Michaël pinça les lèvres, frustré.

— Tu n’as pas eu de vrai repos depuis quoi ? Plus d’un cycle ? dit Nana. Là on va juste voyager pendant quelques semaines. T’auras pas de meilleur moment pour faire un gros dodo tranquille.

Michaël soupira. El tourna les talons vers les œufs-capsules. Ils étaient baignés d’une lumière protectrice. Michaël s’y glissa. El ferma les yeux. El se sentait impatient, mais plutôt serein. Les vertus de Vilanel avaient fait un bon travail en tissant sur el des thaumaturgies pour le calmer. Sans qu’el ne s’en rende compte, un doux sommeil enveloppa Michaël.

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